Weber, Taylor, agilité, cornichons et status quo
Depuis une quinzaine d'années, j'observe dans une dizaine de projets (je me garderai donc de généraliser) des personnes qui essaient de travailler autrement :
- moins de "deadlines avec tout dedans",
- moins de "recette en fin de projet",
- plus de "construire ensemble",
- plus de "recueillir du feedback au plus tôt".
Dans mes observations, ces façons de travailler à base de collectif ayant autorité et de feedback rapide est la meilleure façon de dépenser un budget, et de loin, quand il s'agit d'obtenir un logiciel adapté au besoin et qui fonctionne le mieux possible.
Les cornichons de Secrets of Consulting
Cependant, je pourrais interpréter ce que je vois / ce que je vis dans ces projets comme une anecdote de Jerry Weinberg dans Secrets of Consulting : un concombre plongé dans un bocal de cornichons a plus de chances de se transformer en cornichon que de transformer le bocal en bocal de concombres (mon souvenir de l'anecdote, il y a un lien vers le livre en bas pour aller plutôt à la source). Dans cette idée, le concombre représente les personnes qui essaient de travailler autrement, et le bocal de cornichons représente l'entreprise / le contexte plus grand dans lequel elles s'inscrivent.
En parallèle de ça, j'ai vu un mix de mots issus de méthodes dites agiles (user story, sprint, product owner, équipe de dev, rétro) devenir le vocabulaire utilisé dans le bocal de cornichons, tout en conservant le mode de fonctionnement en deadlines de type "clé en main" et les grosses périodes de recette en fin de projet. Ces éléments sont souvent difficiles à négocier car décidés par des personnes extérieures à l'équipe, qui ont peu de temps à consacrer au projet et s'appuient sur des reportings pour gérer leurs nombreux budgets.
On peut parfois observer ce mécanisme de façon plus dynamique. Ça peut commencer par des gens, personnes ou collectifs, qui arrivent à bouger un peu les murs. Ce mouvement s'accompagne en général d'un enthousiasme initial, d'un changement de vocabulaire. Et souvent (reminder : souvent = une dizaine de projets observés, et beaucoup d'interprétation dans ce que je raconte), au bout de quelques mois ou années, une personne extérieure à l'équipe met son nez dans l'affaire et demande à "rationaliser tout ça". Ça peut être par exemple une personne plus haut dans la hiérarchie, qui a peut-être changé, ou une cellule d'architectes non codeurs chargée de tout ré-urbaniser. Souvent ça se traduit par quelque-chose qui ressemble à réimposer les anciennes façons de faire plus ou moins directement, en concédant que le "nouveau" vocabulaire reste.
Prophètes et prêtres dans Sociologie des Religions
Et c'est là qu'intervient ma découverte récente d'une vieille idée : la description des prêtres et des prophètes par Max Weber dans Économie et Société en 1920 (partie 2, chapitre "Sociologie des Religions").
Prophète : soit un rénovateur d'une religion, soit un fondateur d'une
nouvelle religion
- l'autorité est charismatique (à part des humains ordinaires et considérée
comme extraordinaire)
- irrationnel (ne correspond pas aux règles)
- réorientation radicale des valeurs
- hostile aux préoccupations quotidiennes
- ne peut que naître, ne peut pas durer
- manque d'organisation formelle
- présent à la genèse des choses, doit éventuellement devenir "routinisé"
- une méthode de routinisation est le prêtre
Prêtre: maintient le statu quo et a servi de "renforcement de la stabilité
des sociétés"
- l'autorité repose sur sa fonction plutôt que sur sa personne
- respect des règles
- axé sur la vie quotidienne
- méthodes très organisées de transfert d'autorité
- un fonctionnaire de rituel qui fait partie d'un système organisé
Malheureusement je n'ai pas l'ouvrage original, c'est une traduction et interprétation de fragments que j'ai lu dans des articles. De ce que j'en ai vu, le texte de Weber est plus subtil et plus intéressant.
Dans cette idée il y a quelque-chose qui ressemble à ce que j'observe et que j'ai l'impression de voir se répéter :
- une idée impliquant une _réorientation radicale des valeurs_ apparaît
- elle a suffisamment de succès pour inquiéter un status quo
- elle est reprise par les tenants du status quo, mais _organisée_, on la codifie, on l'aménage pour respecter les _fonctions d'aurorité_ en place, on la transforme en une liste de _règles_ à _respecter_
- au final les mots initiaux désigne maintenant une recette, une version édulcorée qui est au service du status quo (status quo qui en a profité pour ne pas beaucoup bouger).
Une idée vivante énoncée par des prophètes est traduite et gravée dans la pierre par des prêtres qui en font des lois ?
Le parallèle ne colle pas vraiment 100 %, on ne peut pas dire "agilité = prophètes" ni "non-agilité = prêtres". Car oui, quand je décrivais de nouvelles façons de travailler en début d'article, je parlais d'agilité. Ça ne colle pas exactement, mais est-ce qu'il n'y a pas un petit quelque-chose de similaire, où personnellement je serais plus intéressé par une approche de type prophète, et très peu attiré par la "rationalisation", la transformation en nouveau status quo de quelque-chose qui était en évolution permanente ?
Je crois que ce qui me réveille au quotidien, ce sont les collectifs qui sont en train de découvrir quelque-chose, qui ne savent pas encore ce qu'ils font, et ensuite quand la rationalisation arrive, et bien ça ne m'intéresse plus autant. Dans ce contexte j'appelle "rationalisation" le fait de revenir au status quo précédent, ou de remplacer un status quo par un autre.
Je pense que c'est ce que je veux dire quand je dis que "j'aime bien le bazar" : il ne s'agit pas de valoriser le chaos, mais de rester éveillé par la redécouverte au quotidien. En tout cas je pense que c'est cette approche qui m'a fait le plus progresser dans mon métier et apporté le plus de satisfaction au fil des années.
Et si on devait se concentrer sur le budget et le résultat, je pense aussi que c'est dans des équipes "éveillées" que j'ai observé les meilleurs résultats pour un budget donné. C'est dans cette direction que j'ai envie d'aller, c'est à aller dans cette direction que j'essaie d'aider mon équipe.
Taylorisme et Scientific Management
Je repense aussi à un passage lu dans The Art of Action, de Bungay, qui donne ces trois axiomes du Taylorisme et du Scientific Management, vers 1911 :
- _In principle it is possible to know all you need to know to be able to plan what to do._
- _Planners and doers should be separated._
- _"There is but one right way."_
Ça ne colle pas non plus à 100 % mais je rapproche cette vision de la vision des prêtres ci-dessus, et c'est certainement une vision qui est compatible avec ce que j'observe des contexte de type "bocaux de cornichons" cités plus haut. Cette vision tient sur l'idée qu'on peut s'appuyer sur des travailleurs qui ressemblerait à des robots, et sur le fait que rien ne change par ailleurs. Depuis au moins les années 50, des gens comme Peter Drucker ont pointé que ça ne correspond ni à la psychologie des êtres humains, qui n'ont pas un besoin intrinsèque d'être contrôlés et peuvent même aimer leur travail et avoir des responsabilités, ni au contexte des entreprises, qui change assez souvent pour qu'on ait besoin de prendre en compte ces changements plutôt que de suivre aveuglément un plan ou une recette.
À nouveau, je n'ai pas la solution miracle, mais personnellement je préfère travailler dans des équipes bien informées, en contact avec le résultat de leur travail, capable de prendre des décisions et de gérer leur planning, plutôt que dans des équipes où des personnes décident ce qu'il faut faire et le transmettent à une équipe de "delivery", qui n'a plus qu'à faire ce qu'on leur dit. Et je préfère travailler à aller dans cette direction si on n'y est pas encore.
La séparation décision / exécution me met d'ailleurs toujours un peu mal à l'aise, car je la mets en relation avec cette plainte que j'entends parfois : "les gens ne font pas ce qu'ils sont censés faire selon le plan" ou bien sa variante : "si seulement tout le monde faisait ce qu'on leur dit, tout se passerait bien". En gros, si tout va mal ce n'est pas de la faute du système, mais des gens. En plus d'avoir peu de chance d'être vraies, ces plaintes ont d'autant plus de chance d'exister quand on sépare décision et exécution. Et c'est une source de perte d'énergie, car à mon avis toute incitation visant à corriger les gens sans corriger le système ne peut aboutir qu'à du gâchis.
Conclusion et Status Quo
Avant de terminer, je me sens obligé de préciser que je ne suis pas absolument opposé au status quo, et que dans certains contextes je lui trouve beaucoup de valeur et je le préfère. Et que je n'essaie surtout pas de changer systématiquement les environnements de travail ou j'interviens : je fais des propositions et je fais des choix.
J'en profite pour partager une très belle citation de Virginia Satir au sujet du status quo et du changement :
I have such respect for the status quo because I know that it’s in the status
quo where people are sensing the familiar, and therefore they are feeling
they can survive. Whatever the price is, I can still survive. No matter how
many times I need to get beaten, or how much I can’t eat, or whatever: I’m
surviving. And if I don’t know what else is around, I’m going to cling to
that.
When we start in the process of change, we encounter resistance. Resistance
is our friend. Resistance says: I want to live. To break down resistance is
to court death. So what do we want to do with resistance? First of all to
hear it respectfully. This is the personality or ourselves telling us: we
don’t know any other way to live yet. And therefore we want to respect this.
As leaders of the change process, we want to find a way of encompassing
resistance as a survival factor, and move into some new way to survive
without the resistance.
J'arrête là mes réflexions du jour, avec des liens vers trois des ouvrages cités et une vidéo de Virginia Satir.